Chronique juridique du 23 novembre 2020

Le refus d’étendre le délai Czabaj aux décisions implicites de rejet en matière fiscale : la conclusion d’un « réjouissant jeu de piste » dans le fichage des décisions du Conseil d’Etat ?

CE avis, 8ème et 3ème chambres réunies, 21 octobre 2020, « SAS Marken Trading », n°443327

Le 21 septembre 2011, la société « SAS Marken Trading » saisit l’administration fiscale d’une demande de restitution partielle des cotisations dont elle s’était acquittée au titre de l’année 2010. En effet, ladite administration n’aurait pas correctement calculé l’assiette de ces cotisations. Cette demande est cependant implicitement rejetée, à l’expiration d’un délai de six mois prévus par l’article R. 198-10 du livre des procédures fiscales.

Six ans, cinq mois et huit jours plus tard, la société requérante décide de porter le litige devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Par une ordonnance en date du 10 octobre 2018, le juge décide cependant de rejeter la demande comme manifestement irrecevable, ce au motif qu’elle aurait été introduite au-delà d’un délai raisonnable d’un an. La Cour administrative d’appel de Versailles se montre toutefois plus prudente. En effet, elle rappelle qu’en « matière fiscale, il a été jugé que le délai de recours contentieux ne peut courir à l’encontre du contribuable tant qu’une décision expresse de rejet de sa réclamation ne lui a pas été régulièrement notifiée ».

Dans ces conditions, elle décide donc de saisir le Conseil d’Etat d’une demande d’avis contentieux, et l’interroge sur la question suivante :

« [Doit-on] considérer que l’absence de décision expresse en contentieux fiscal ne fait obstacle qu’au déclenchement du délai de droit commun de deux mois, et qu’une décision implicite ne fera, inversement, pas obstacle au déclenchement du délai raisonnable d’un an, sous réserve que le demandeur ait eu connaissance de cette décision implicite ‘

Ou doit-on au contraire étendre la solution retenue pour le délai de droit commun de deux mois au délai raisonnable d’un an, et exiger, pour le déclenchement de ce dernier délai, l’intervention d’une décision explicite ».

Pour rappel, l’exigence de délai raisonnable porte sur les recours dirigés contre des décisions d’espèces, et des décisions individuelles – expresses[1] mais également implicites[2] – pour lesquelles il n’est pas établi qu’elles aient respectées l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours ouverts. Dans ce dernier cas, l’article R. 421‑5 du Code de justice administrative prévoyait pourtant que le requérant ne pouvait se voir opposer les délais de recours. Dans la décision Czabaj, le Conseil d’Etat décide toutefois de restreindre cette règle aux seuls délais fixés par le code de justice administrative et précise que le principe de sécurité juridique impose donc qu’un requérant doit respecter un délai raisonnable.

Dans le cas présent, les juges du Palais-Royal sont donc invités à déterminer si les spécificités du contentieux fiscal ne lui empêchent pas d’étendre le délai raisonnable aux décisions implicites de rejet intervenu en la matière. Or, comme le note M. Romain VICTOR dans ses conclusions, « il n’est pas parfaitement clair […] que vos décisions récentes se soient déjà prononcées sur [ce] point […] ». Cela lui permettra d’ailleurs de suggérer à la formation de jugement que la question est « sérieuse et susceptible de se poser dans de nombreux litige [et que] la recevabilité de la demande [doit donc être] acquise ».

Les membres de la 8ème et de la 3ème chambres devaient probablement partager ce constat, puisqu’ils décidèrent de se pencher sur la question qui leur était posée. Or, la réponse qu’ils y apportent nous semble intéressante à au moins deux égards.

Nous vous proposons donc de distinguer deux temps dans notre raisonnement : le premier portera spécifiquement sur le choix de ne pas étendre le délai Czabaj, le second sur le contexte jurisprudentiel particulier dans lequel s’inscrit la solution dégagée.

1. La solution « évidente » de ne pas étendre le délai Czabaj.

Au terme d’un raisonnement succinct – puisqu’il consiste surtout en un rappel des dispositions pertinentes du Code de justice administrative et du Livre de procédure fiscale – le Conseil d’Etat finira par déclarer qu’en « cas de silence gardé par l’administration sur [sa] réclamation, aucun délai de recours contentieux ne peut courir [à l’encontre d’un contribuable], tant qu’une décision expresse de rejet […] ne lui a pas été régulièrement notifiée ».

Pour comprendre cette solution – qui laissait peu de place au « doute » selon le rapporteur public – il faudra se pencher sur les dispositions de l’article R. 199-1 du Livre de procédure fiscale. Ce dernier prévoit en effet que :

« L’action doit être introduite […] dans le délai de deux mois à partir du jour de la réception [de la décision de l’administration], que cette notification soit faite avant ou après l’expiration du délai de six mois prévus à l’article R. 198-10.

Toutefois, le contribuable qui n’a pas reçu la décision de l’administration dans un délai de six mois […] peut saisir le tribunal dès l’expiration de ce délai ».

La lecture de cette disposition nous apprend deux choses. Premièrement, aucun délai n’enferme le justiciable dont la demande aurait uniquement été rejetée par le moyen d’une décision implicite, intervenue à l’expiration d’un délai de six mois. Deuxièmement, l’administration disposera toujours de la possibilité de notifier une décision expresse. Ainsi, et pour reprendre les mots employés par le rapporteur public, si « l’administration veut faire démarrer un délai de recours, elle n’a qu’à sortir de l’implicite ».

Partant de ces considérations, il est possible d’entrevoir la logique sur laquelle repose le principe posé. Plusieurs difficultés persistent toutefois. Premièrement, la décision Czabaj illustre que le Conseil d’Etat n’hésite pas à prendre quelques libertés dans l’interprétation donnée à des dispositions réglementaires intéressants les voies et délais de recours. A ce propos, les Professeurs François JULIEN-LAFFERRIERE[3] et Florian POULET[4] n’hésitent pas à parler de jurisprudence contra-legem. Nous ne nous intéresserons pas au bien-fondé de cette critique et nous noterons simplement que le parallèle que nous venons de proposer serait peut-être trop simplificateur. En effet, dans le cas présent il n’est plus simplement question de l’opposabilité des délais de recours, mais plus généralement, de leur existence. Or, comme le note le rapporteur public, « si aucun délai de recours ne court, aucun délai de recours raisonnable ne peut non plus courir ».

En cela, il serait peut-être plus malaisé pour le juge de prendre des libertés sur le sens qu’il entend donner à la règle posée par l’article R. 199-1 du livre de procédure fiscale.

Toutefois, M. Romain VICTOR semble conscient que cette première explication pourrait présenter certaine limite au regard de l’importance reconnue au principe de sécurité juridique. En effet, ce dernier étant un principe général du droit[5], il possède une valeur supra décrétale qui devrait lui permettre de primer une disposition de nature réglementaire. Dans le sens de la solution dégagée, l’explication la plus convaincante nous semble être qu’il suffit à l’administration de statuer sur la demande, pour faire courir un délai de deux mois, quand bien même une décision implicite serait déjà née. Cette dernière serait donc en mesure d’assurer sa propre sécurité juridique. En revanche, d’autres justifications avancées par le rapporteur public ne nous semblent pas aussi satisfaisantes. Ce dernier évoquait par exemple des éléments tel que la performance et l’organisation « parfaite » de la DGFIP, ainsi que la rareté des délais de recours déraisonnables pour des décisions implicites de rejet, en matière de contentieux fiscal.

Pour toutes ces raisons, les juges du Palais-Royal décident donc d’affirmer que le délai Czabaj ne trouve pas matière à s’appliquer dans les contentieux fiscaux portant sur des décisions implicites de rejet.

Autrement dit, le Conseil d’Etat préserve le principe évoqué par la Cour administrative d’appel de Versailles. Principe selon lequel aucun délai de recours contentieux ne peut courir à l’encontre du contribuable, tant qu’une décision expresse de rejet de sa réclamation ne lui a pas été régulièrement notifiée.

En réalité, il semblerait qu’une lecture croisée de plusieurs décisions récentes de la haute juridiction administrative permettait déjà de saisir la teneur de cette solution.

2. Une solution permettant de réduire l’ambiguïté entourant la lecture d’un principe déjà dégagé.

Très rapidement, nous commencerons par rappeler que le principe évoqué par la Cour administrative d’appel de Versailles est ancien. Il remonte en effet à une décision Société des aciéries de Pompey rendue le 29 juin 1962. Plus récemment, il est également réaffirmé dans une décision EURL Cortansa rendu le 7 décembre 2016, et dans une décision SARL Nick Danese Applied Researches rendue le 8 février 2019. Concernant cette dernière, M. Romain VICTOR fait observer que son fichage nous invite à la comparer avec la décision Czabaj « s’agissant de décisions express » uniquement. Comme lui, nous soulignerons que le principe dégagé en 2016 n’avait pas encore été étendu aux décisions implicites de rejet ; celles qui nous intéressent en l’espèce.

En matière de contentieux administratif général, il faudra en effet attendre une décision M. J. rendue le 18 mars 2019. Il sera alors intéressant de noter, s’agissant du fichage de cette dernière, qu’il invite à la comparaison avec la décision SARL Nick Danese « s’agissant des rejets implicites de réclamations présentées sur le fondement de l’article [L. 199‑1] du LPF »[6]. Or, à propos de la mention « comparer », le Professeur Paul CASSIA note qu’elle « indique au lecteur averti que le Conseil d’État s’est écarté de sa position antérieure, sans qu’il soit certain à ce stade que celle-ci ait été abandonnée »[7]. En l’espèce, il fallait donc comprendre que le Conseil d’Etat souhaitait s’écarter de sa position dégagée plus tôt, pour le contentieux fiscal, en préservant toutefois les spécificités de cette matière. En effet, c’est bien cette interprétation que les juges du Palais-Royal viennent de faire primer.

Pour résumer, il serait donc faux de dire que l’avis du 21 octobre 2020 consacre une solution totalement nouvelle, puisque celle-ci semblait déjà ressortir du fichage de la décision M. J. Comme le suggère le rapporteur public, nous nous bornerons donc à dire que le Conseil d’Etat lève une ambiguïté en confirmant la solution posée « en toute lettre » et dans les « motifs » de son avis.

Tristan Berthoumieux

Étudiant au sein du Master 2 Droit public approfondi,

Université Paris II Panthéon-Assas


[1] CE, 13 juillet 2016, Czabaj, n° 387763.

[2] CE, 18 mars 2019, M. J., n°417270.

[3] JULIEN-LAFFERRIERE (F.), « Le juge n’est pas le législateur », AJDA 2016, p. 1769 et s.

[4] POULET (F.), « Sécurité juridique et fermeture du prétoire », AJDA 2019, p. 1088 et s.

[5] CE, 23 mars 2006, KPMG, n° 288460.

[6] Une coquille s’est en réalité glissée dans le fichage, celui-ci renvoyant à l’article L. 190 du livre de procédure fiscal. M. Romain VICTOR ne le mentionne pas et cite directement l’article L. 199-1 du même code (sans crochet).

[7] CASSIA (P.), « Une autre manière de dire le droit administratif : le « fichage » des décisions du Conseil d’État au Recueil Lebon », RFDA 2011, p.830 et s.